18 Fév Lecture : « La vie ordinaire des génocidaires » de R. Rechtman
Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires, CNRS édition, Paris, 2020
« Ce livre interroge la capacité, voire la facilité à tuer en masse dans un contexte génocidaire. R. Rechtman part des aveux des condamnés pour analyser les notions de jouissance et de cruauté. Mais, selon lui (comme selon Freud, le rappelle-t-il), il est stérile de chercher une explication aux actes commis dans le principe qu’un monstre sommeillerait en chacun de nous. Plus stimulante est l’étude des thèses d’H. Arendt sur la « banalité du mal » et de C. Browning sur les « hommes ordinaires », car elles apportent de nouvelles grilles d’analyses.
Pour comprendre la transformation d’hommes ordinaires en tueurs de masse, R. Rechtman complète donc la thèse situationniste (inversion des normes morales, compartimentation de la société et soumission à l’autorité). En effet il insiste sur la nécessaire étude de la vie quotidienne des génocidaires, pour montrer que l’indifférence à tuer ne s’explique pas seulement par une habitude créatrice d’une forme de tolérance psychique, mais aussi et surtout par le cadre que crée une administration de la mort. Pour l’auteur, les régimes génocidaires vont au-delà du faire vivre et laisser mourir tel que défini par M. Foucault, ce serait faire mourir et ne pas laisser vivre une partie de la population, objectif auquel participe l’autre partie (p. 140-141). Outre la sélection préalable, puis l’exécution physique, « l’administration génocidaire de la mort cherche délibérément à briser (le) lien social en effaçant la frontière entre les morts et les vivants » (p. 172) ; ainsi « la destruction des corps fait partie du processus » (p. 173). R. Rechtman prend donc en considération toute l’organisation que nécessite la mort en masse (on pourrait préciser en dehors de combats militaires) car elle préoccupe bien plus le génocidaire que l’acte de tuer. D’où le discours récurrent dans les procès ou témoignages sur la notion du travail bien fait.
R. Rechtman rend ensuite compte des travaux qui ont élaboré ou développé le concept de forme de vie (les philosophes L. Wittgenstein et S. Cavell, puis le sociologue A. Ogien). Il part quant à lui du témoignage de Fernand Meyssonier, exécuteur des arrêts criminels à Alger jusqu’à l’indépendance. Ce témoignage est pertinent puisque les génocidaires estimaient aussi exécuter une sentence, bien qu’elle fût soutenue par une idéologie et non par une procédure judiciaire. La forme de vie, alors définie par « le langage, les conditions sociales et politiques générales, et le contexte local, ou encore mieux le voisinage » (p. 196), est mise à l’épreuve dans une étude du quotidien des génocidaires. Ce dernier est « d’abord et avant tout dominé par la présence physique de la mort et de ses résidus » (p. 211). Pour sa démonstration, il s’appuie, entre autres, sur les témoignages des hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande analysés par C. Browning et ceux déjà étudiés par ses soins des génocidaires Khmers.
En progressant sous la forme d’une enquête, R. Rechtman propose donc une analyse bien structurée, prudente et claire, permettant de répondre non pas à la question du pourquoi un tel est-il devenu un bourreau ?, mais comment tant d’hommes et de femmes, pourtant si différents, ont-ils pu le devenir ? » (N. Barrandon)