Voilà quelle était la situation en Sicile. En Italie fut fondée Thourioi et voici pourquoi: quand, à une époque antérieure, les Grecs avaient fondé Sybaris en Italie, cette ville s’était rapidement développée, grâce à son excellent territoire ; elle était établie entre deux fleuves, le Crathis et le Sybaris, duquel elle avait hérité son nom, et les occupants qui exploitaient un territoire étendu et fertile, acquirent d’importantes richesses; accordant généreusement le droite de cité, ils firent tant de progrès qu’ils passèrent pour bien plus puissants que les autres habitants de l'Italie, et leur abondante population leur assura une telle supériorité numérique que la cité comprit trois cent mille citoyens. Or ils eurent un chef populaire, Télys, qui accusait les personnalités les plus importantes; il convainquit les Sybarites de bannir les cinq cents citoyens des plus riches et de confisquer leurs biens. Les bannis se rendirent à Crotone et cherchèrent refuge auprès des autels de l’agora ; Télys dépêcha des ambassadeurs à Crotone, sommée de choisir entre la restitution des bannis et l’acceptation de la guerre. L'assemblée fut réunie, voici quel était l’ordre du jour: fallait-il rendre les suppliants aux Sybarites ou soutenir une guerre contre un ennemi plus puissant? Le conseil et le peuple étaient embarrassés; au début la majorité penchait pour la livraison des suppliants, compte tenu de la menace de guerre; puis, quand le philosophe Pythagore eut conseillé de les préserver, ils changèrent d’avis et choisirent la guerre pour la sauvegarde des suppliants. Sybaris lança contre eux trois cent mille hommes, en face Crotone en aligna cent mille, sous les ordres de l'athlète Milon qui, grâce à sa force sans égale, provoqua le premier un mouvement de fuite dans les rangs adverses. Cet homme, six fois vainqueur à Olympie, aussi brave guerrier qu’il était bon athlète, s’avança au combat, dit-on, ceint des couronnes olympiques et portant les attributs d’Hercule, la peau de lion et la massue; auteur de la victoire, il gagna d'admiration de ses concitoyens.
Telle était la colère des Crotoniates qu'ils ne voulurent faire aucun prisonnier : ils tuèrent tous les fuyards tombés en leurs mains; la plupart des Sybarites furent massacrés, leur ville fut mise à sac et complètement dépeuplée. Cinquante-huit ans après, des Thessaliens relevèrent la ville, mais ils furent bientôt expulsés par Crotone, cinq ans après le deuxième établissement. Vers l'époque dont nous traitons en ce moment, la ville fut relevée et peu après, lorsqu’elle eut été transférée sur un autre emplacement, elle reçut un autre nom - ses fondateurs furent Lampon et Xénocritos – et voici dans quelles circonstances […].
Chez Diodore, cette guerre est insérée comme un excursus historique dans le récit de la fondation de la colonie athénienne de Thourioi, construite sur l’emplacement de l’ancien établissement de Sybaris, disparu sous les eaux du fleuve Crathis. Si les traces de l’événement sont présents chez d’autres auteurs (Hérodote, VI, 21 ; Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XII, 15-20), c’est Diodore qui fournit le récit le plus circonstancié sur les causes de la destruction de Sybaris à la suite d’une guerre contre Crotone. Ces deux cités, situées sur le golfe de Tarente, ont été fondées au VIIIe siècle a.C., au moment du grand mouvement de colonisation grecque vers l’Italie du Sud. Sybaris, avant sa destruction, était connue pour ses mœurs relâchées et ses excès, donnant lieu à de nombreuses anecdotes, dont un grand nombre ont été rapportées par Athénée de Naucratis sur le fondement de Timée de Tauroménion. Mais elle était tout autant connue pour sa prospérité économique, la fertilité de ses terres ainsi que pour la force de son armée qui reposait sur un nombre très important de citoyens-soldats ; elle comptait ainsi parmi les plus puissantes colonies de la région, et cherchait à avoir la mainmise sur les peuples et cités situés dans son voisinage immédiat. Crotone avait su préserver son indépendance face à sa voisine et rivale ; régie au moment du conflit par des institutions aristocratiques, sa vie politique et intellectuelle était alors dominée par la figure de Pythagore qui avait développé ici une école philosophique réputée pour sa rigueur et sa moralité.
Quelles furent selon Diodore les causes de la guerre entre les deux cités et leurs conséquences ?
L’auteur rapporte que Sybaris comptait au VIe siècle a.C., trois cents mille citoyens-soldats (chiffre considérable et certainement très exagéré) et qu’elle était dominée par un parti populaire à la tête duquel se trouvait un démagogue du nom de Télys. Opposé aux oligarques, ce dernier avait décidé de bannir 500 citoyens, parmi les plus riches, lesquels s’étaient alors enfuis à Crotone, cherchant asile auprès des autels et acquérant ainsi le statut de suppliants. Or Télys, réclama le retour des bannis (pour les massacrer probablement) et fit savoir aux Crotoniates qu’il engagerait une guerre contre eux en cas de refus. Ces derniers, après un débat à l’assemblée au cours duquel les risques et les enjeux furent exposés en détail, décidèrent, conformément aux préconisations de Pythagore, de ne pas extrader les bannis vers Sybaris et de les maintenir sur place. Les Crotoniates furent alors contraints en 511 d’affronter les Sybarites dans une bataille rangée et ce en dépit de leur infériorité numérique (proportion d’un contre trois). Contre toute attente ils remportèrent une victoire décisive grâce notamment à un certain Milon, reconnu en qualité d’athlète, vainqueur à de multiples reprises aux concours d’Olympie. Mais les Crotoniates, pris de colère (orgè), décidèrent de pousser plus avant l’avantage : ils poursuivirent les combattants en fuite et massacrèrent ceux qui tombèrent entre leurs mains, puis mirent la ville à sac avant de déporter et d’asservir la population.
On ne sait que peu de choses sur le déroulement de ce conflit qui, selon Strabon (VI, 1, 13), aurait duré soixante-dix jours. Aucune de nos sources ne précise le lieu du combat en rase campagne, à l’exception de Jamblique (Vie de Pythagore, 260) qui fait référence au Traente, rivière coulant entre les deux cités et marquant probablement la frontière. On peut penser que la bataille rangée eut lieu à proximité, en tout cas dans une zone de confins. On ne sait pas non plus comment s’articule la fin de la bataille rangée avec la mise à sac de la ville. Après avoir poursuivi les vaincus, les Crotoniates engagèrent-ils un siège ? La ville était-elle déjà protégée par des remparts et y avait-il encore des défenseurs à l’intérieur ? Aucune information n’est donnée à ce sujet. Le récit de Diodore permet toutefois de mettre en exergue trois éléments qui renvoient à la question de la transgression dans la guerre : 1) Les règles et les usages de la guerre hoplitique ; 2) Le respect des lois sacrés ; 3) les ressorts de la guerre d’anéantissement.
Concernant le premier point, il faut noter l’inégalité des forces en présence qui apparaît contraire aux règles du combat en rase campagne ; si l’équilibre n’était pas toujours assuré, une disproportion trop importante devait en principe empêcher un engagement direct. En dépit d’effectifs militaires très largement inférieurs à ceux de leurs adversaires, les Crotoniates parvinrent à rétablir l’équilibre grâce à la combativité de leurs hommes. Il est fait mention en particulier de Milon, athlète confirmé, dont la puissance sur le théâtre des opérations militaires, assimilable à celle d’un héros, permit de renverser le rapport de forces au profit des Crotoniates et de redonner au combat hoplitique sa dimension agonistique – même si nous savons par ailleurs que la ruse fut aussi de la partie. Ce combat, par son issue, aurait dû être le verdict incontestable tranchant le litige, faisant du champ de bataille le tribunal des cités en conflit. Or cette règle procédurale ne fut pas respectée par les Crotoniates qui s’engagèrent immédiatement après leur victoire dans une guerre de poursuite contre les vaincus.
Pourtant, et c’est le deuxième point, ils s’étaient montrés jusque-là particulièrement respectueux des usages de la guerre, en particulier des lois sacrées. En effet, en vertu du droit d’asylie, les personnes qui avaient trouvé refuge dans un sanctuaire étaient considérées comme étant la propriété de la divinité ; c’était un sacrilège que de les priver de cette protection. Les Crotoniates avaient décidé en toute conscience de ne pas déroger au respect des lois sacrées ; les violer c’était s’exposer à la colère des dieux, à la vengeance des hommes et à la réprobation de l’opinion publique ; ces mécanismes de contrainte les avaient donc conduit à affronter en rase campagne une armée trois fois supérieure à la leur, à prendre le risque donc d’être tués en masse, voire de mettre en péril l’existence de la communauté tout entière. La peur de cette entrée en guerre est évoquée par Hérodote, en VI, 44, pour justifier l’appel que l’assemblée fit à Dorieus afin qu’il vint leur porter secours.
Cette menace explique probablement leur détermination, une fois rangés en ligne face à leurs adversaires, à vaincre et à retourner la situation en leur faveur. Mais pourquoi aller jusqu’à exterminer leurs adversaires ? C’est notre troisième point. La victoire inespérée qu’ils remportèrent sur le champ de bataille déclencha probablement un sentiment de puissance qui les conduisit à poursuivre l’armée en déroute ; ils ne firent selon Diodore aucun prisonnier, ce qui veut dire que tous les soldats en fuite qu’ils attrapèrent furent passés au fil de l’épée. L’auteur invoque alors la colère des Crotoniates, l’orgè : sentiment qui pousse à la radicalité, qui n’admet aucune autre solution qu’une destruction totale. La peur du début du combat se transforma donc à la fin de celui-ci en une colère destructrice, charriant probablement toute la haine et le ressentiment des Crotoniates envers les Sybarites qui, par le passé, s’étaient montrés peu respectueux des règles. Athénée, à ce propos, cite ad litteram (Deipnosophistes XII, 520-521), un passage d’Héraclite du Pont dans lequel il est fait mention des actes d’impiété dont les citoyens de Sybaris s’étaient rendus coupables et qui leur avaient valu d’être anéantis par les Crotoniates. Un cycle de vengeance donc qui conduisit ces derniers à transgresser à leur tour les règles, à franchir une limite plus importante encore, celle du massacre de la population civile. Le texte de Diodore est sur ce point très ambigu car il ne permet pas de saisir le déroulement de la guerre dans toutes ses temporalités. On passe ainsi indistinctement du massacre des fuyards à celui de « la plupart des Sybarites ». Considérant que la ville fut mise à sac et complètement dépeuplée, on peut supposer que les fuyards ne furent pas les seuls concernés ; une partie au moins de la population civile fut certainement massacrée au moment de l’entrée des Crotoniates dans la ville et ceux qui échappèrent au massacre furent asservis en masse. En tout cas, en 510, à la fin de la guerre, il ne restait plus aucun sybarite sur les lieux. Que les Crotoniates aient voulu l’anéantissement de la communauté ne fait donc aucun doute ; cela est par ailleurs confirmé, de manière symbolique tout autant que matérielle, par le détournement du cours du fleuve Crathis en vue de submerger le territoire de la cité. Cette entreprise, rapportée par Strabon, est directement mise en relation avec la destruction de Sybaris par les Crotoniates. Pierre Ducrey, dans son ouvrage sur Le traitement des prisonniers de guerre, rappelle que c’est la plus ancienne opération militaire historiquement attestée qui se soit terminée par le massacre indistinct et généralisé des vaincus. Toutefois, rien dans le texte de Diodore ne permet de conclure à un massacre total, peut-être que seuls les hommes en âge de porter les armes furent tués et que les autres furent déportés et asservis en masse. Ce qui apparaît à la lecture d’Hérodote (VI, 21), c’est qu’il y avait encore des Sybarites (autres que les 500 transfuges) pour parler de l’événement. Ce seraient ceux exilés à Laos et à Scidros, donc des hommes ayant échappé à la tuerie dans le cadre de la guerre de poursuite qui fit suite à la bataille rangée.
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Berard C., La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité, Paris, 1957. Bicknell, P. J., «The Date of the Fall of Siris»,Parola del Passato,XXIII, 1968, pp. 401-408.
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Pour le contexte archéologique :
Conférence au Collège de France de Emanuele Greco, Professeur d’archéologie, Directeur de l’École italienne d’archéologie à Athènes (Grèce), « De Sybaris à Thurioi » : https://www.college-de-france.fr/site/john-scheid/guestlecturer-2014-03-05-14h30.htm