« Quant aux mercenaires, conformément aux termes de l’accord, ils quittèrent la ville sur le champ. Sans rencontrer d’obstacle, ils allèrent établir leur camp à quatre vingt dix stades de là : ils n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. Mais Alexandre gardait immuable la haine qu’il leur portait. Maintenant ses troupes sous les armes, il poursuivit les barbares qu’il assaillit à l’improviste, leur infligeant de lourdes pertes. Les mercenaires criaient tout d’abord qu’on leur faisait la guerre en violation de la foi jurée, et ils imploraient le secours des dieux victimes de l’impiété d’Alexandre. Mais, celui-ci, d’une voix forte, se récria : il leur avait accordé de quitter la ville, et non d’être à jamais les amis des Macédoniens. Alors, sans se laisser abattre par la grandeur du péril, les mercenaires serrèrent les rangs et adoptèrent une formation circulaire, avec les femmes et les enfants au milieu, de manière à recevoir de pied ferme l’assaillant qui les enveloppait. En raison de leur audace et valeur au combat, ces désespérés se battaient âprement, tandis que les Macédoniens étaient soucieux de ne pas se montrer inférieurs à la bravoure des Barbares : la bataille prit dès lors une tournure effrayante. C’est que, dans ce corps à corps où s’empoignaient les combattants, on mourait, on était blessé de mille façons diverses. Transperçant de leurs longues piques le bouclier léger des barbares, les Macédoniens enfonçaient dans leur poitrine la pointe de leur fer. Quant aux mercenaires, ils lançaient leur javeline contre les rangs serrés de l’ennemi, sans manquer la cible toute proche. Comme il y avait beaucoup de blessés et un nombre considérable de morts, les femmes saisissaient les armes de ceux qui étaient tombés et combattaient avec leurs époux. L’âpreté du combat et l’acharnement extraordinaire de l’action les contraignaient à recourir à la force, contrairement à leur nature. Certaines d’entre elles, armées de pied en cap, combattaient au coude à coude avec les hommes ; d’autres, sans armes, se précipitaient dans la mêlée, s’agrippant aux boucliers et gênant beaucoup l’ennemi dans ses mouvements. Mais à la fin, écrasés sous le nombre, tous furent taillés en pièce avec leurs femmes : ils préférèrent ainsi une mort glorieuse à un ignoble attachement à l’existence. Alexandre emmena avec lui la foule des hommes inaptes au service et des non-combattants ainsi que les femmes survivantes : il confia leur surveillance à la cavalerie ».
Cet épisode se place au temps des campagnes d’Alexandre en Inde du Nord, à l’automne 326. Après avoir traversé et saccagé le territoire des Aspasiens, le roi et ses troupes tentent de soumettre les Assacéniens qui se réfugient dans la capitale de Massaga défendue par un corps de mercenaires indiens en prévision d’un siège. Mais les mercenaires se laissent convaincre par le roi de quitter les lieux, ce dernier leur ayant assuré, en contrepartie, qu’ils auraient la vie sauve. Ils partent donc avec leur famille et installent un camp à l’extérieur, aux abords de la capitale ; mais Alexandre, en dépit de l’accord conclu, décide de lancer sur eux une attaque surprise et de les tuer tous afin d’avoir le champ libre pour s’emparer de la ville et de ses habitants. Cependant, plutôt que de chercher à s’enfuir en bandes dispersées pour tenter de sauver leur vie, les mercenaires font corps autour des femmes et des enfants et engagent un combat, sans espoir de survie, contre les forces du roi, combat auquel les femmes prennent part une fois les hommes tombés. Et quand toute forme de résistance est définitivement vaincue, Alexandre prend possession de la population civile.
Arrien (IV, 27, 2-4) fait également mention d’un cercle au moment de l’attaque contre les mercenaires mais ne précise pas la présence de femmes et d’enfants à l’intérieur de celui-ci ; il note que tous les Indiens qui s’y trouvaient furent massacrés. Plutarque (Alexandre, 59, 6-7) rapporte quant à lui que le massacre eut lieu alors que les mercenaires étaient en ordre de marche et ne fait état d’aucun non-combattants.
Le récit de Diodore, qui nous intéresse ici, permet de mettre en exergue trois éléments 1) la violation des serments et l’attaque surprise lancée contre les mercenaires ; 2) la participation des femmes au combat au risque d’une transgression des barrières de genre ; 3) l’asservissement de la population civile qui pourrait laisser penser que seuls les hommes en âge de porter les armes furent massacrés.
Concernant le premier élément, il apparaît clairement que ce fut Alexandre qui ne respecta pas l’accord conclu sous serment ; Diodore fait mention de la « violation de la foi jurée » et des mercenaires implorant « le secours des dieux victimes de l’impiété d’Alexandre », faisant ainsi référence aux lois sacrées des Grecs. Or, pendant toute la durée de la conquête, nous savons que le roi n’eut de cesse de transgresser les règles et les usages de la guerre, notamment la protection des lieux sacrés et l’asylie des sanctuaires (voir les sièges de Thèbes et de Persépolis, ou encore le massacre des Branchides pour ne citer que quelques exemples). Les mercenaires sont donc ici présentés dans leur droit, qu’Alexandre bafoue sous le prétexte fallacieux que ces hommes resteront à jamais ses ennemis. Dans le récit d’Arrien (IV, 27, 2-4), le non-respect des règles est attribué aux mercenaires indiens qui, après avoir promis à Alexandre de faire campagne à ses côtés, auraient décidé de prendre la fuite pendant la nuit. Ce dernier, informé de la trahison, les aurait alors encerclés et massacrés avant même qu’ils n’aient mis leur projet à exécution. Plutarque (Alex., 59, 6-7) est quant à lui plus imprécis, notant qu’Alexandre, après avoir conclu une trêve, les surprit en ordre de marche et les massacra. Dans tous les cas, nous avons affaire à une attaque surprise qui ne permet pas aux mercenaires de se préparer au combat. Cette inégalité dans le rapport de force peut justifier, bien que s’agissant de combattants, le terme de massacre dans la mesure où les mercenaires ne sont pas en mesure de faire usage de leurs armes – du moins dans les récits d’Arrien et de Plutarque.
Passons à présent à la question des femmes. Le récit de Diodore montre que des femmes ordinaires pouvaient aussi, lorsque les circonstances l’exigeaient, prendre les armes.
Plusieurs points sont à noter : d’abord on observe qu’au début de l’affrontement, les hommes sont dans leur rôle de protection vis-à-vis des femmes et donc de mise à distance de celles-ci : ils forment un cercle défensif autour d’elles et des enfants. Ensuite, les blessés et les morts sont si nombreux que les femmes se retrouvent en première ligne et décident de combattre aux côtés des hommes. Leur intervention, bien que considérée comme « contre-nature » (paraphysin), c’est-à-dire non conforme au système de représentation des Grecs, est jugée valeureuse : elles s’emparent des armes et, quand elles sont désarmées, engagent des combats au corps à corps. Enfin, leur lutte désespérée s’apparente à une sorte de suicide collectif qui leur permet d’accéder, du point de vue du système de valeurs grec, à la « belle-mort ». Outre le fait que les fonctions combattantes soient ici partagées, trois prérogatives masculines sont transposées sur les femmes : 1) le libre arbitre ; 2) le port des armes ; 3) le sacrifice dans le combat. Alors que Xénophon (Économique, 7. 23) affirmait que les femmes étaient, d’un point de vue biologique, incapables de combattre, Diodore souligne au contraire leurs capacités en ce domaine, mettant ici en récit un bouleversement des assignations de genre et donc une transgression de l’ordre social. Y-a-t-il eu rétablissement de cet ordre par l’exercice de violences sexuelles contre les survivantes ? En d’autres termes, le viol est-il apparu comme légitime et nécessaire dans une perspective de vengeance et de réaffirmation d’une virilité fragilisée ? Sur le viol comme compensation à la violence exercée par les femmes en temps de guerre (violence réelle ou supposée), on se reportera à l’article d’Amandine Regamey cité en bibliographie. Nos sources n’en font pas état, elles précisent simplement que les survivantes furent capturées.
Cette mention nous amène enfin à nous interroger sur le sort réservé aux femmes et aux enfants des mercenaires et, d’une façon plus générale, aux habitants de Massaga. Le fait que les femmes des mercenaires aient été placées sous la surveillance de la cavalerie suggère qu’elles pouvaient représenter un danger, sinon qu’elles faisaient figures d’ennemi. Furent-elles asservies en masse avec le reste de la population ? C’est probable. Diodore, à propos des vaincus, précise qu’ «Alexandre emmena avec lui la foule des hommes inaptes au service et des non-combattants ». Il suggère de la sorte qu’après l’attaque surprise contre les mercenaires, l’armée marcha contre la ville et la mit à sac, ce qu’Arrien (IV, 27, 4) confirme en notant qu’elle fut prise de « vive force, vu qu’elle était vidée de ses défenseurs ». Sans doute fait-il référence ici aux mercenaires et non aux hommes en âge de porter les armes restés dans la ville. Dans ce cas, on peut supposer qu’il y eut un assaut et que la défense fut assurée par ces derniers. S’il n’est fait mention après la prise de la ville que de l’asservissement des hommes inaptes au combat et des non-combattants, c’est sans doute parce que les autres, une fois pris, furent massacrés.
Loman P. « No woman, no war : women’s participation in Ancient Greek Warfare », Greece and Rome, 51 (1), 2004, p. 34-54.
Pimouguet-Pédarros I. (2021), « Guerre de siège, paroxysme et transgression (Alexandre et les Grandes monarchies hellénistiques) », dans Barrandon N., Pimouguet-Pédarros I. (dir.), La transgression en temps de guerre de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, p.137-156.
Regamey A., « Le poids des imaginaires : viols et légende des femmes snipers en Tchétchénie », dans Branche R., Virgili F., Viols en temps de guerre, Paris, 2013, p. 171-186.