Les Péloponnésiens profitèrent de la nuit pour retourner chez eux rapidement en serrant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par-dessus l'isthme de Leukas, pour éviter d'être aperçus s'ils doublaient le cap et rentrèrent dans leurs foyers. Les Corcyréens, à la nouvelle que les vaisseaux athéniens arrivaient et que la flotte ennemie s'éloignait, introduisirent en cachette dans la ville les Messéniens, qui jusque-là étaient hors des murs ; ils donnèrent l'ordre aux vaisseaux qu'ils venaient d'équiper de passer du port de l'agora dans le port Hyllaïkos. Pendant ce court trajet, ils massacrèrent tous les ennemis, qui leur tombèrent entre les mains. Quant à ceux qu'ils avaient décidés à s'embarquer, ils les firent descendre à terre et les mirent à mort. Ils pénétrèrent dans le téménos d'Héra, décidèrent environ cinquante suppliants à se présenter devant la justice et les condamnèrent tous à mort. La plupart d'entre eux ne voulurent rien entendre et, quand ils virent le sort réservé à leurs compagnons, ils se tuèrent les uns les autres dans l'enceinte consacrée. Quelques-uns se pendirent à des arbres. Bref chacun se donna la mort comme il put. Pendant les sept jours qu'Eurymédôn demeura à Corcyre avec ses soixante vaisseaux, les Corcyréens massacrèrent ceux qu'ils considéraient comme leurs ennemis ; accusant les uns d'être hostiles au régime démocratique ; en mettant à mort quelques-uns pour assouvir des vengeances privées ; d'autres furent massacrés par leurs débiteurs. La mort parut sous mille formes ; comme il arrive en de pareilles circonstances, on commit tous les excès, on dépassa toutes les horreurs. Le père tuait le fils. Des suppliants étaient arrachés aux temples des dieux et massacrés sur les autels mêmes ; il en est qui périrent murés dans le temple de Dionysos.
Le massacre de Corcyre est un moment de confusion dans la guerre du Péloponnèse. L’île, alors dominée par le parti oligarchique, est alliée aux Corinthiens et aux Spartiates. Mais une révolte populaire, qui bascule en guerre civile, renverse le pouvoir et change l’équilibre politique : le parti démocratique s’impose et se tourne vers les Athéniens. Si un accord fut conclu à l’issue de cette guerre civile – les prisonniers du parti oligarchique furent notamment transférés dans le temple d’Héra et, à ce titre, protégés de toute violence à leur égard – la rumeur de l’arrivée prochaine des Athéniens et des Lacédémoniens poussent les Corcyréens à agir : ils condamnent à mort la plupart des membres du parti oligarchique. C’est ici que le massacre commence, et revêt plusieurs formes : les membres du parti oligarchique sont poussés au suicide collectif, et les sympathisants ou ceux considérés comme tels sont victimes de représailles et de crimes. Thucydide précise que les massacres durèrent sept jours mais ne s’étend pas davantage, indiquant que « la mort parut sous mille formes ; comme il arrive en de pareilles circonstances, on commit tous les excès, on dépassa toutes les horreurs. » Il précise toutefois que le paroxysme fut atteint avec les massacres au sein même des temples («sur les autels mêmes »), allant jusqu’à emmurer vivantes les victimes qui crurent trouver refuge dans le temple de Dionysos.
Ainsi cette courte description du massacre de Corcyre témoigne d’un basculement dans la transgression, il ne s’agit plus seulement d’un règlement de compte politique car tous les prétextes sont bons pour massacrer : des conflits familiaux (« le père tuait le fils. ») aux créances financières (« d’autres furent massacrés par leurs débiteurs ») et jusqu’à la simple rivalité personnelle (« mettant à mort quelques-uns pour assouvir des vengeances privées. ») Si ces exemples témoignent de l’hybris des Corcyréens, la violence est poussée à l’extrême par le fait de tuer des victimes à l’intérieur même des temples, par les armes ou en les emmurant. La religion et les sanctuaires étant sacrés, tout acte d’impiété relevait du sacrilège, acte odieux aux yeux des Grecs et condamnable juridiquement (graphè asebeias). Thucydide précise au paragraphe suivant (III, 82) que cette sédition, la première selon lui, fut à l’origine de nombreuses autres dans les cités grecques, provoquant les mêmes maux avec la même cruauté.
POUR CITER CE COMMENTAIRE : P.-E. LEBONNOIS, “LE MASSACRE DE CORCYRE”, WWW.PARABAINO.COM MIS EN LIGNE LE 20/08/2020