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Le massacre des Usipètes et des Tenctères

Auteur de l’oeuvre : Jules César
Titre de l’oeuvre : La Guerre des Gaules
Nature de l’oeuvre : Œuvre historique
Date de rédaction de l’oeuvre : Entre 58 et 51 av. J.-C.

Références de l’extrait : IV.12-15
Auteur de la traduction de l’extrait : Léopold-Albert Constans, 1926, CUF

Extrait

IV, 12. « Mais les ennemis, dès qu'ils aperçurent nos cavaliers, qui étaient au nombre d'environ cinq mille, tandis qu'eux-mêmes n'en avaient plus de huit cents - ceux qui étaient allés chercher du blé au-delà de la Meuse n'étant pas encore revenus - , chargèrent les nôtres, qui ne se méfiaient de rien, parce que les députés ennemis venaient de quitter César et avaient demandé une trêve pour cette journée même ; ils eurent vite fait de mettre le désordre dans nos rangs ; puis, comme nos cavaliers se reformaient, ils mirent pied à terre, selon leur coutume, et, frappant les chevaux par dessous, jetant à bas un très grand nombre de nos hommes, ils mirent les autres en fuite : la panique fut telle, et la poursuite si vive, qu'ils ne s'arrêtèrent qu'une fois en vue de nos colonnes. Dans ce combat, soixante-quatorze de nos cavaliers trouvèrent la mort, et parmi eux un homme très valeureux, l'Aquitain Pison, personnage de haute naissance dont l'aïeul avait été roi dans sa cité et avait reçu de notre Sénat le titre d'ami. Comme il portait secours à son frère, que les ennemis enveloppaient, réussit à l'arracher au danger, mais il eut lui-même son cheval blessé et fut jeté à terre ; aussi longtemps qu'il put, il tint tête avec un grand courage ; mais, entouré de toutes parts, couvert de blessures, il tomba, et son frère, qui déjà était hors de la mêlée, voyant au loin la chose, se jeta au galop sur l’ennemi et se fit tuer aussi. »
IV, 13. Après ce combat, César estimait qu’il ne devait plus donner audience aux députés ni accueillir les propositions de gens qui avaient commencé les hostilités par traîtrise, à la faveur d’une demande de paix ; quant à attendre, en laissant les forces des ennemis s’accroître par le retour de leur cavalerie, il jugeait que c’eût été folie pure ; connaissant d’ailleurs la pusillanimité des Gaulois, il comprenait tout ce que déjà par ce seul combat l’ennemi avait gagné de prestige à leurs yeux : il ne fallait pas leur laisser le temps de se décider. Sa pensée était bien arrêtée sur tout cela, et il avait communiqué à ses légats et à son questeur sa résolution de ne pas différer d’un jour la bataille, quand une circonstance très favorable se présenta : le lendemain au matin, agissant toujours avec la même traîtrise et la même hypocrisie, les Germains vinrent en grand nombre — il y avait là tous les chefs et tous les anciens — trouver César dans son camp ; ils voulaient — c’était le prétexte — s’excuser de ce qu’ils avaient la veille engagé le combat contrairement aux conventions et à leurs propres demandes ; mais en même temps ils se proposaient d’obtenir, s’ils le pouvaient, en nous trompant, quelque prolongement de trêve. César, heureux qu’ils vinssent ainsi s’offrir, ordonna de les garder ; puis il fit sortir du camp toutes ses troupes ; la cavalerie, démoralisée, pensait-il, par son dernier combat, fut placée à l’arrière-garde.
IV, 14. Ayant disposé son armée en ordre de bataille sur trois rangs, et ayant parcouru rapidement huit milles, il arriva au camp des ennemis avant qu’ils pussent s'apercevoir de ce qui se passait. Tout concourait à frapper les Germains d’une peur subite : la promptitude de notre approche, l’absence de leurs chefs, et de n’avoir le temps ni de tenir conseil, ni de prendre leurs armes ; ils s’affolent, ne sachant s’il vaut mieux aller au-devant de l’ennemi, ou défendre le camp, ou chercher son salut dans la fuite. Comme la rumeur et le rassemblement confus des hommes manifestaient leur frayeur, nos soldats, stimulés par la perfidie de la veille, firent irruption dans le camp. Là, ceux qui purent s’armer promptement résistèrent un moment aux nôtres, engageant le combat parmi les chariots et les bagages ; mais il restait une foule d’enfants et de femmes (car ils étaient partis de chez eux et avaient passé le Rhin avec tous les leurs) qui se mit à fuir de tous côtés. César envoya sa cavalerie à leur poursuite.
IV, 15. Les Germains, entendant une clameur derrière eux, et voyant qu’on massacrait les leurs, jetèrent leurs armes, abandonnèrent leurs enseignes et se précipitèrent hors du camp ; arrivés au confluent de la Meuse et du Rhin, désespérant de pouvoir continuer leur fuite et voyant qu’un grand nombre d’entre eux avaient été tués, ceux qui restaient se jetèrent dans le fleuve et là, vaincus par la peur, par la fatigue, par la force du courant, ils périrent. Les nôtres, sans avoir perdu un seul homme et n’ayant qu’un tout petit nombre de blessés, après avoir redouté une lutte terrible, car ils avaient eu affaire à quatre cent trente mille ennemis, se retirèrent dans leur camp. César autorisa ceux qu’il avait retenus à s’en aller ; mais eux, craignant que les Gaulois, dont ils avaient ravagé les champs, ne leur fissent subir de cruels supplices, déclarèrent qu’ils désiraient rester auprès de lui. César leur accorda la liberté.

» Accès au texte original (latin/grec)

Commentaire

Auteur de l'étude de cas : Thibault Carbonnot
Date de création de l'étude de cas : 18 juillet 2022

Nom de la guerre : Guerre des Gaules
Date de l’évènement : 55 av. J.-C.

Thématiques : Genre - Identité - Sacré
Siècle : Ier siècle av. J.-C.
Région : Gaules

Typologie de la guerre : Guerre de conquête ou interétatique
Contexte militaire : Attaque surprise
Type d’action : Massacre

En 55 av. J.-C., les Trévires, peuple du nord-est de la Gaule, ami et allié de Rome, font appel à César, car des Germains, les Usipètes et les Tenctères, ont franchi le Rhin et se sont installés sur leurs terres. César décide d’intervenir. Les Germains tentent immédiatement de négocier, et expliquent que les Suèves, un très puissant peuple germain, les ont contraints à cette migration. Dans le même temps, leur cavalerie attaque celle des Romains et remporte ce combat. Après cela, César, tout en faisant mine de continuer les négociations et de maintenir une trêve, retient les dignitaires germains et fait avancer ses troupes vers la position où les Usipètes et les Tenctères, civils et militaires, sont stationnés. Le cœur de l’événement qui nous intéresse se déroule ici, puisque les troupes de César vont alors surprendre ces deux peuples, qui croient encore à la trêve, tuer indistinctement hommes, femmes et enfants, armés et non armés, ou les acculer à la noyade dans le Rhin. Ils étaient 430 000 selon César, un chiffre probablement exagéré mais qui témoigne du massacre. Ce dernier aurait répondu à un ordre et correspond à une tactique déjà mise en œuvre par le passé : affaiblir les soldats ennemis, les détourner du combat, en s’en prenant à leurs familles. César raconte donc cet évènement en insistant sur plusieurs éléments de compréhension qui vont de fait justifier une transgression, le fait d’attaquer pendant une trêve, et expliquer la radicalité de sa tactique à ses lecteurs. Nous en retiendrons deux pour ce commentaire, d’un côté, le plus évident, le caractère même des Germains, de l’autre côté, celui qui émerge de l’analyse du texte, le rôle des émotions des soldats romains.

César insiste sur l’inconstance et l’agressivité des Germains pour expliquer leurs actes, dont deux méritent sanction et excusent la transgression. Le premier correspond au non-respect de l’ordre romain, à savoir franchir le Rhin, la limite de l’Empire fixée par César, le second au fait de s’en prendre à la cavalerie romaine alors que César discutait avec les dignitaires germains ; il y aurait là une première transgression. Rappelons que la trêve est garantie par les dieux. Pour César, l’attaque romaine est donc justifiée. Elle rétablit l’équilibre, elle vient corriger une double infraction. Il n’agit donc pas par orgueil ni par ambition, ni vraiment par colère (ira). Cependant, il se peut que César tente ici de mettre en scène une forme particulière de colère : l’indignatio. Elle désigne souvent une réaction appropriée, qui vient rétablir la justice face à un affront ou une faute envers le droit ou les dieux. On la comprend notamment par le fait qu’il envisagea le combat avant même le retour et les excuses des dignitaires germains. Mais plus explicitement, c’est bien l’impiété des Germains qui sert de justification à la violence. Rappelons que César a dû se justifier auprès du sénat, à la demande de Caton (Plutarque, Vie de César, 22, et Vie de Caton, 51). Ses arguments sont étayés par un poncif traditionnellement attribué aux barbares par les Romains : leur perfidie. Cette lecture de César, que l’on qualifierait aujourd’hui de xénophobe, a en partie alimenté les débats sur la nature prétendue génocidaire de cet évènement.

Le second élément d’explication se lit en filigrane dans tout ce passage, et fait presque passer la responsabilité de César au second plan. Il s’agit des émotions des soldats romains, notamment de leur colère, qui est encore une fois une forme d’indignation mais pas seulement. Il faut donc comprendre ces émotions et remonter à leur source. D’où l’intérêt de considérer l’ensemble du récit de César, dès le paragraphe douze, qui raconte le premier affrontement de cavalerie. Celle de César est alors défaite, dans un combat à six contre un. C’est principalement la surprise et la peur qui leur font perdre ce combat. César utilise le terme perterritus, souvent employé pour désigner une peur panique, spontanée et incontrôlable. La tactique des Germains et la violence de l’affrontement peuvent expliquer l’effroi. César déplore la mort de 74 cavaliers, mais surtout le reste de sa cavalerie est sous le choc de cette défaite. Toujours fébriles, ils sont relégués à l’arrière par le général, une décision visant à les protéger, mais également propre à stimuler un sentiment de honte chez ses cavaliers. Cette peur, et par extension cette honte, ont pu se changer au cœur de la bataille principale en ce que nous pourrions identifier comme une colère, en tout cas déclencher une violence sans limite. Deux éléments du texte de César semblent indiquer cela : « après avoir redouté une lutte terrible », ses soldats sont « stimulés par la perfidie de la veille ». Le terme incitus est d’ailleurs utilisé, il rend compte d’une énergie débordante, voire d’une excitation incontrôlable. Et c’est finalement la cavalerie que César envoie pour rattraper tous les fuyards, femmes et enfants compris. Il a été démontré aujourd’hui que la peur est un vecteur important de réactions violentes. C’est ce que l’on retrouve ici avec le passage de la peur vers la honte, puis vers la colère. Mais alors, et la question doit être posée, est-ce bien César qui a ordonné ce massacre ? Ou bien serait-ce ses troupes, qui, prisent de colère, se seraient acharnées sur les populations civiles présentes ce jour-là ?

César ne répond pas à cette question. Il ne nie pas non plus l’événement et la violence extrême qui le caractérise. Finalement peu importe la manière, pour lui, César a remporté une victoire ce jour-là. Comme n’importe quel chef de guerre, il rapporte simplement ses décisions au Sénat et au peuple romain, tout en se justifiant de leur nature extrême. César se présente donc dans son bon droit, qui est celui de punir les Germains, mais pour nous, il était aussi important de souligner les sentiments et les émotions qui guident cet événement. Ils ont bien une place décisive dans sa nature violente, et dans sa compréhension.

POUR CITER CE COMMENTAIRE : Thibault Carbonnot « Le massacre des Usipètes et des Tenctères », WWW.PARABAINO.COM MIS EN LIGNE LE 18/07/2022

Bibliographie

  • BARRANDON Nathalie, Les massacres de la République Romaine, Fayard, Paris, 2018.
  • HULOT Sophie, « César génocidaire ? Le massacre des Usipètes et des Tenctères (55av.J.-C.) », Revue des études anciennes, n.120, Université Bordeaux Montaigne, 2018, p.73-99.
  • KONSTAN David, « Anger, Hatred, and Genocide in Ancient Greece », Common Knowledge, Volume 13, Issue 1, Winter 2007, pp. 170-187.
  • MACMULLEN Ramsay, Les émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Paris, les Belles Lettres, 2004.