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Études de cas

Le massacre d’Henna

Auteur de l’oeuvre : Tite-Live
Titre de l’oeuvre : Ab Urbe condita libri (l’histoire de Rome depuis sa fondation)
Nature de l’oeuvre : Œuvre historique
Date de rédaction de l’oeuvre : 29 av. J-C. / 17 ap. J.-C.

Références de l’extrait : XXIV, 38-39
Auteur de la traduction de l’extrait : P. Jal (CUF)

Extrait

38. Quand, au sortir de cette entrevue, il eut regagné la citadelle, il convoqua ses soldats : « J’en suis persuadé, quant à moi, vous avez appris, soldats, comment des garnisons romaines ont été cernées et massacrées ces jours-ci par les Siciliens. Ce piège, vous l’avez évité, grâce d’abord à la bienveillance des dieux, ensuite, à l’énergie dont vous-mêmes avez fait preuve en restant sur pied jour et nuit et en veillant sous les armes. Puissions-nous passer le temps qui nous reste sans avoir à souffrir ni à commettre des actes abominables ! Contre un piège caché, la méthode de défense est celle dont nous avons usé jusqu’à maintenant ; comme celui-là leur a trop peu réussi, ils réclament ouvertement et publiquement les clefs des portes ; à peine les aurons-nous livrées, qu’Henna sera aussitôt aux mains des Carthaginois et que nous serons massacrés ici plus horriblement qu’a été tuée la garnison de Murgantia. J’ai obtenu, non sans peine, une nuit de consultation pour vous informer du danger qui menace. A l’aube, ils vont tenir une assemblée pour m’accuser et pour monter la population contre vous. C’est pourquoi, demain, Henna sera inondée soit de votre sang soit de celui de ses habitants. Ou bien, en les laissant prendre les devants, vous n’aurez pas le moindre espoir, ou bien, en les prenant, vous ne courrez pas le moindre danger. Le premier qui aura tiré l’épée, celui-là aura la victoire. Aussi tous, attentifs et en armes, vous attendrez le signal. Je serai moi-même à l’assemblée et je ferai traîner les choses en parlant et en discutant jusqu’à ce que toutes les dispositions soient prises. Quand j’aurai donné le signal avec ma toge, alors, en poussant partout de grands cris, jetez-vous sur la foule, massacrez-moi tout à l’épée et veillez à ce qu’il ne subsiste personne dont on ait lieu de redouter la violence ou la ruse. Vous, Cérès Mère et Proserpine, tous les dieux d’en haut et d’en bas, qui habitez cette ville, ces lacs et ses bois sacrés, je vous en prie, aidez-nous de bon gré, en nous étant propices, s’il est vrai que c’est pour éviter un piège et non pour entendre un que nous prenons cette décision ! Je vous encouragerais plus longuement, soldats, si la lutte devait avoir lieu avec des hommes armés ; mais ce sont des gens sans armes et qui ne sont pas sur leurs gardes que vous massacrerez à satiété ; le camp du consul est proche, vous n’avez donc rien à craindre d’Himilcon et des Carthaginois ! »

39. Renvoyés dès après cette harangue, ils prennent des forces et du repos. Le lendemain, ils furent postés à différents endroits pour bloquer les rues et fermer les issues ; la plus grande partie s’installe en haut du théâtre et aux alentours, habitués qu’ils étaient déjà auparavant à assister au spectacle des assemblées. Comme, présenté au peuple par les magistrats, le préfet romain avait dit que l’affaire en question relevait des droits et du pouvoir du consul, non des siens, avec, pour la plupart, les mêmes arguments ou presque, que la veille, peu de gens, insensiblement, au début, puis davantage, lui ordonnaient de remettre les clefs, enfin tous, d’une seule voix, le faisaient ; comme il hésitait et différait, ils le menaçaient brutalement et n’allaient pas, semble-t-il, tarder davantage à user de la pire violence. Alors le préfet fit avec sa toge le signal convenu et les soldats attentifs depuis quelque temps et tout prêts, poussent une clameur, les uns se précipitant d’en haut sur la foule prise à revers, les autres, regroupés, bloquant les issues du théâtre. Les habitants d’Henna, enfermés dans les gradins, sont massacrés et leurs corps s’entassent sous l’effet non seulement du massacre, mais de la fuite et ils s’amoncelaient, s’écroulant les uns sur la tête des autres, ceux qui étaient indemnes tombant sur les blessés, les vivants sur les morts. Puis on court çà et là et, comme lors de la prise d’une ville, ce ne sont partout que fuite et carnage ; la colère des soldats n’était nullement moins grande du fait qu’ils massacraient une foule désarmée que si un péril égal des deux côtés et l’ardeur du combat les excitaient. C’est ainsi qu’Henna, à la suite d’un acte soit criminel, soit nécessaire, fut conservée.

» Accès au texte original (latin/grec)

Commentaire

Auteur de l'étude de cas : Nathalie Barrandon
Date de création de l'étude de cas : 11/06/2020

Nom de la guerre : 2ème Guerre Punique
Date de l’évènement : 213 av. J.-C.

Thématiques : Sacré
Siècle : IIIe siècle av. J.-C.
Région : Corse-Sardaigne et Sicile

Typologie de la guerre : Guerre de conquête ou interétatique
Contexte militaire : Attaque surprise
Type d’action : Massacre

Alors que Marcellus fait le siège de Syracuse en 213 av. J.-C. et que des cités siciliennes rallient les Carthaginois en livrant les Romains (comme à Murgantia), le chef de la garnison romaine d’Henna, Pinarius, décide de massacrer tous les citoyens pour tenir son poste. Il convoque l’assemblée des citoyens dans le théâtre pour le lendemain et s’adresse à ses soldats pour leur exposer son plan. Le texte est donc un discours composé par Tite-Live, dans lequel Pinarius commence par évoquer le dilemme de sécurité: le danger encouru par ses soldats, pourtant seulement supposé, est présenté comme inéluctable; ce qu’ont vécu les Romains à Murgantia, ils vont le vivre; d’ailleurs ne s’y préparent-ils depuis plusieurs jours ? On peut alors relevé un fait important pour expliquer le passage à l’acte: les soldats romains sont à bout. Si la fatigue est susceptible d’engendrer une forme de haine, cette dernière n’apparaît pas dans le discours de Pinarius. En revanche, il est structuré par le principe du « eux ou nous » exprimé grâce à la répétition de conjonctions: nec … nec ou aut … aut. Le discours permet alors d’enclencher un massacre sans aucun état d’âme: Pinarius ne cache pas que ce sont des hommes désarmés qu’ils tueront. Il ne peut être question de victoire, ce n’est pas une bataille. Le discours du « eux ou nous » permet de fixer un autre objectif que la victoire: la mort, l’anéantissement. Le combat est un processus mental fondé sur le syntagme ami/ennemi, mais avec l’implication des émotions le passage à l’acte est plus ou moins radical: ici ces hommes sont encouragés à tuer ad satietatem, comme si les soldats souffraient d’une forme de famine, une soif de mort inassouvie par l’attente.

Le discours du « eux ou nous » sert surtout à exprimer un certain malaise de Tite-Live vis-à-vis d’un tel massacre; il conclut le récit par une sentence plus personnelle reprenant la formule autaut: « C’est ainsi qu’Henna, à la suite d’un acte soit criminel, soit nécessaire (aut malo aut necessario), fut conservée. » Le doute sur le bien-fondé du plan de Pinarius subsiste car si Marcellus ne l’a pas condamné et a même récompensé la garnison en lui laissant le butin, la stratégie fut mauvaise puisque ce massacre a incité nombre de cités siciliennes à prendre le parti des Carthaginois. Par ailleurs le danger était-il bien réel ? En effet, dans son discours, Pinarius précise à ses soldats qu’ils n’ont rien à craindre car les armées ennemies sont loin et les Hénnéens pas armés. L’ennemi est totalement fantasmé. L’emploi de malo, à la connotation religieuse, n’est pas innocent. Un piège infernal avait ainsi été mis en œuvre par Pinarius. Il procéda à une forme d’evocatio, puisque Henna est le sanctuaire principal de Cérès et Proserpine. Mais le piège est celui d’Hadès, comme la terre s’est refermé sur Proserpine, les Romains fondent de toute part sur les citoyens d’Henna, enfermés dans le théâtre. Or Pinarius avait aussi sollicité le soutien des divinités infernales.

Pour citer ce commentaire : Nathalie Barrandon, « Le massacre d’Henna », www.parabaino.com mis en ligne le 11/06/2020

Bibliographie