Le massacre de Corcyre est un moment de confusion dans la guerre du Péloponnèse. L’île, alors dominée par le parti oligarchique, est alliée aux Corinthiens et aux Spartiates. Mais une révolte populaire, qui bascule en guerre civile, renverse le pouvoir et change l’équilibre politique : le parti démocratique s’impose et se tourne vers les Athéniens. Si un accord fut conclu à l’issue de cette guerre civile – les prisonniers du parti oligarchique furent notamment transférés dans le temple d’Héra et, à ce titre, protégés de toute violence à leur égard – la rumeur de l’arrivée prochaine des Athéniens et des Lacédémoniens poussent les Corcyréens à agir : ils condamnent à mort la plupart des membres du parti oligarchique. C’est ici que le massacre commence, et revêt plusieurs formes : les membres du parti oligarchique sont poussés au suicide collectif, et les sympathisants ou ceux considérés comme tels sont victimes de représailles et de crimes. Thucydide précise que les massacres durèrent sept jours mais ne s’étend pas davantage, indiquant que « la mort parut sous mille formes ; comme il arrive en de pareilles circonstances, on commit tous les excès, on dépassa toutes les horreurs. » Il précise toutefois que le paroxysme fut atteint avec les massacres au sein même des temples («sur les autels mêmes »), allant jusqu’à emmurer vivantes les victimes qui crurent trouver refuge dans le temple de Dionysos.
Ainsi cette courte description du massacre de Corcyre témoigne d’un basculement dans la transgression, il ne s’agit plus seulement d’un règlement de compte politique car tous les prétextes sont bons pour massacrer : des conflits familiaux (« le père tuait le fils. ») aux créances financières (« d’autres furent massacrés par leurs débiteurs ») et jusqu’à la simple rivalité personnelle (« mettant à mort quelques-uns pour assouvir des vengeances privées. ») Si ces exemples témoignent de l’hybris des Corcyréens, la violence est poussée à l’extrême par le fait de tuer des victimes à l’intérieur même des temples, par les armes ou en les emmurant. La religion et les sanctuaires étant sacrés, tout acte d’impiété relevait du sacrilège, acte odieux aux yeux des Grecs et condamnable juridiquement (graphè asebeias). Thucydide précise au paragraphe suivant (III, 82) que cette sédition, la première selon lui, fut à l’origine de nombreuses autres dans les cités grecques, provoquant les mêmes maux avec la même cruauté.
POUR CITER CE COMMENTAIRE : P.-E. LEBONNOIS, “LE MASSACRE DE CORCYRE”, WWW.PARABAINO.COM MIS EN LIGNE LE 20/08/2020
Devenu l’un des deux rois de Sparte à la suite d’une succession difficile, l’Agiade Cléomène eut entre 520 et 488 une politique étrangère très active, quoique controversée, dans et hors du Péloponnèse. Notre source essentielle sur son action est Hérodote qui accorde une attention particulière au conflit entre Sparte et Argos, sa principale rivale dans le Péloponnèse. Vers 494, après avoir consulté l’oracle de Delphes et s’être mépris sur le sens de l’avis donné, Cléomène débarqua en Argolide entre Tirynthe et Nauplie à Sèpeia. Hérodote insiste sur le fait que la défaite des Argiens fut acquise par ruse et non par une bataille rangée comme y incitaient les règles en vigueur dans les sociétés grecques de l’époque. Il insiste aussi sur l’encerclement des survivants réfugiés dans le bois sacré d’Argos, héros éponyme de la cité, et le massacre de quelques-uns d’entre eux suivi de l’incendie du bois où le reste des Argiens fut brûlé vif. Tout au long du récit, Cléomène commande les interventions de l’armée lacédémonienne et agit. Dans la dernière phase, toutefois, il requiert l’aide des hilotes. Ces membres d’une population dépendante attachée à la terre qu’ils cultivaient au service des citoyens étaient invendables en dehors de Sparte. On possède plusieurs témoignages, dont celui d’Hérodote, de leur participation à des activités militaires, soit comme valets d’armes, convoyeurs de vivres ou gardes de camps, soit comme troupes armées à la légère (psiloi) plus souples et plus rapides que les hoplites, comme ce fut le cas à Platées en 479. Si l’on en croit Hérodote 6000 Argiens laissèrent la vie à Sèpeia et dans l’alsos d’Argos. La ville même d’Argos, vidée de sa population mâle active, ne fut pas envahie.
L’action de Cléomène, telle que décrite par Hérodote, appelle plusieurs remarques. Pour avoir agi ainsi en s’attaquant à un sanctuaire, le roi de Sparte fait preuve d’une absence de raison (alogia), voire de folie, et d’impiété allant jusqu’à la transgression des règles du sacré. L’accumulation et la répétition des termes désignant un sanctuaire (alsos, hieron) marquent l’intrication possible entre religion et action militaire. Hérodote en donne plusieurs autres exemples, comme la tentative de Cléomène de pénétrer dans le temple d’Athéna, sur l’Acropole d’Athènes, vers 508. Ou encore, en 506, l’abattage, sur ses ordres, des arbres du sanctuaire d’Éleusis. Mais aussi, après sa victoire à Sèpeia, sa volonté de sacrifier lui-même à l’Héraion d’Argos, peut-être en signe de conquête symbolique des lieux les plus sacrés de la cité d’Argos. Peut-être aussi par volonté d’acquérir plus de pouvoir dans l’ordre du sacré.