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Le corps outragé d’Alkétas

Auteur de l’oeuvre : Diodore de Sicile
Titre de l’oeuvre : Bibliothèque historique
Nature de l’oeuvre : Récit historique
Date de rédaction de l’oeuvre : Entre 60 et 30 av. J.-C.

Références de l’extrait : XVIII, 74, 3
Auteur de la traduction de l’extrait : Paul Goukowsky (CUF, 1978)

Extrait

« 1 De son côté, Antigone prit possession du corps d’Alcétas et le traita ignominieusement (καταικισάμενος) pendant trois jours. 2 Après quoi, comme la pourriture avait gagné le cadavre (νεκροῦ), il l’abandonna sans sépulture (ἄταφον) et quitta la Pisidie. Mais, conservant leur dévouement envers la victime de ces indignités, les jeunes gens de Telmessos [Termessos] recueillirent le corps et lui firent de splendides funérailles. »

» Accès au texte original (latin/grec)

Commentaire

Auteur de l'étude de cas : Maxime Grégoire
Date de création de l'étude de cas : 27 août 2021

Nom de la guerre : Guerre des Diadoques
Date de l’évènement : 320 av. J.-C.

Thématiques : Identité - Sacré
Siècle : IVe siècle av. J.-C.
Région : Asie Mineure (jusqu’à l’Halys)

Typologie de la guerre : Révolte
Contexte militaire : Siège
Type d’action : Atteintes aux corps

Dès après la mort d’Alexandre en 323 les principaux compagnons du roi se réunissent à Babylone afin de décider du partage des territoires ainsi que de la répartition des commandements.  Mais lorsque Perdiccas est tué en 321 à la suite d’une coalition menée par Antipatros, Cratère et Antigone le Borgne, un nouvel accord est conclu, cette fois à Triparadisos, dans le Nord de la Syrie. Antigone le Borgne est alors chargé d’éliminer tous les partisans de Perdiccas, dont le frère de ce dernier, Alkétas, réfugié dans la cité de Termessos, en Pisidie. Mais lorsque l’armée antigonide arrive devant les murs de la ville, Alkétas se suicide afin d’échapper à l’ennemi. Les jeunes de la cité, portant en haute estime cet officier macédonien, refusent de donner le corps à Antigone et décident de livrer bataille contre ce dernier ; mais les plus vieux parmi les citoyens préfèrent livrer le corps plutôt que de s’engager dans une guerre inégale.

Dans cet extrait, l’aikia (outrager le cadavre) a pour but d’effacer du corps toute beauté et virilité, de supprimer les signes de puissance attachés à l’adversaire. Toutefois cette symbolique ne suffit pas à expliquer à elle seule l’acharnement d’Antigone sur le corps d’Alkétas. Pour comprendre les ressorts de cette violence extrême, il faut remonter à l’affaire de Cynané, fille de Philippe II et demi-sœur d’Alexandre.
En effet, en 322, Cynané est assassinée par Alkétas sur les ordres de son frère Perdiccas. À la suite de ce meurtre, une coalition réunissant Antipatros, Cratère et Antigone le Borgne se forme en vue d’éliminer définitivement Perdiccas, commanditaire d’un meurtre contre un membre de la famille royale. Pierre Briant insiste sur cet événement qui permet d’expliquer la rhétorique d’Antigone contre Perdiccas ainsi que la formation d’une nouvelle coalition. Lorsque Perdiccas est tué en 321 et qu’il est décidé à Triparadisos d’éliminer ses partisans, Antigone marche contre Alkétas qui se trouve en Pisidie à la tête d’une armée ; son but est non seulement de mettre à mort le meurtrier mais aussi de s’emparer de ses forces militaires ainsi que de ses terres.
Alkétas en se suicidant se soustrait à la mise à mort voulue par Antigone ce qui explique peut-être aussi l’acharnement de ce dernier sur son cadavre. Si Antigone exprime à travers cet acte transgressif toute sa colère et sa haine contre Alkétas, à l’image d’Achille contre Hector, cet acte lui permet aussi de réaffirmer auprès de l’armée macédonienne, très attachée à la dynastie royale, sa loyauté envers les Argéades. Antigone avait-il déjà pour ambition de récupérer l’ensemble des territoires conquis par Alexandre ?  C’est probable, et dans ce cas l’outrage au corps d’Alkétas doit être compris comme un acte politique.  Il a pour le moins le mérite de rappeler aux soldats macédoniens que l’impunité ne peut exister pour des crimes d’une telle ampleur.
De manière plus générale, l’outrage au cadavre est un acte violent attaquant les symboles grecs de la mort. L’acharnement d’Antigone sur ce qui n’est plus qu’un amas de chair informe montre l’importance accordée au corps car il est le reflet de l’individu l’ayant possédé. Cela explique l’établissement de normes concernant le traitement des corps ennemis. Le fait que les Grecs aient remis aux dieux la responsabilité de veiller au maintien de ces normes montre bien la volonté de transférer la punition sur un autre plan permettant de limiter les cas de transgression.
Pour ce qui est de la privation de sépulture, il faut rappeler que ce sont les rites funéraires qui permettent au mort de passer dans l’au-delà. L’en priver le condamne à errer perpétuellement. Ainsi, si l’on considère que l’acharnement d’Antigone contre le corps d’Alkétas s’explique par une volonté de venger la mort de Cynané, le fait de le laisser sans sépulture traduit sa colère et sa haine envers le meurtrier de la fille de Philippe II. Notons toutefois qu’il ne va pas jusqu’à faire surveiller le corps afin que celui-ci ne reçoive jamais de sépulture, comme dans le cas de Polynice dans l’Antigone de Sophocle. En effet, malgré l’interdiction de son oncle Créon de donner une sépulture à son frère Polynice, Antigone cherche un moyen de déjouer la surveillance du corps afin de rendre les derniers hommages à Polynice. Or, dans l’extrait que nous avons étudié, il n’y a pas de raison d’inscrire l’acte dans la durée puisque que les Macédoniens ne seront plus là pour le voir. C’est ce qui explique qu’Antigone le Borgne décide d’abandonner le corps sans sépulture mais également sans surveillance. La manœuvre est donc ici avant tout politique, ce qui toutefois n’enlève rien à sa dimension symbolique.

En effet outrager un corps et le priver de sépulture renvoie au domaine du sauvage, de l’animalité, à une violence bestiale qui traduit toute la démesure dont sont capables les hommes à la guerre. Le cadavre n’est pas qu’un support de commémoration, c’est aussi un élément central dans les rites de passages vers la mort. De fait, c’est une réalité matérielle qui revêt une dimension sacrée, inviolable.

Pour citer ce commentaire : Maxime Grégoire, “Le corps outragé d’Alkétas”, WWW.PARABAINO.COM MIS EN LIGNE LE 20/11/2021

Bibliographie